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Natal, Afrique du Sud – octobre 1988
Pour un regard distrait, l’énorme tronc de baobab ressemble aux milliers d’autres qui peuplent la plaine côtière de la province de Natal, en Afrique du Sud. Impossible de dire pourquoi ni quand il est mort. Il se dresse là, dans une sorte de beauté baroque, ses branches défeuillées tendant vers l’azur du ciel leurs doigts de bois noueux et son écorce pourrissante accumulée à son pied, dans un humus au parfum médicinal. Pourtant ce baobab présente une différence qui le met bien à part : son tronc est creux et, dans cette guérite naturelle, un homme accroupi examine attentivement les environs à la jumelle.
C’est une cachette idéale, digne du manuel réglementaire du parfait guérillero. Marcus Somala, chef de section de l’Armée révolutionnaire africaine, est fier de son ouvre. Il ne lui a pas fallu plus de deux heures, la nuit dernière, pour évider le cœur spongieux de l’arbre et disperser habilement les copeaux dans la broussaille voisine. Confortablement installé dans son poste de guet, Somala n’a guère à attendre pour le mettre à l’épreuve.
Peu après l’aube, un ouvrier agricole noir de la ferme que Somala surveille, s’approche, hésite, puis soulage sa vessie pratiquement sous son nez. Somala sourit intérieurement. Il pourrait presque glisser son long poignard courbe par l’ouverture et trancher le pénis de l’ouvrier. Pour Somala, c’est une idée amusante, sans plus. Il se garde des gestes et des actions inconsidérées. C’est un soldat de métier, un révolutionnaire convaincu et un vétéran qui compte plus d’une centaine de raids à son actif. Il est fier de servir aux premières lignes de la croisade qui doit extirper les ultimes traces du cancer anglais du continent africain.
Il y a déjà dix jours qu’il a quitté son camp de base du Mozambique et qu’il a fait franchir à ses dix hommes la frontière du Natal. Ils ne se déplacent que de nuit, évitant les routes connues des patrouilles de surveillance, se dissimulant dans le bushveld (La brousse, en Afrique du Sud) pour échapper aux hélicoptères de l’Armée sud-africaine. L’expédition a été éreintante : ce printemps d’octobre de l’hémisphère Sud est particulièrement froid, et la brousse constamment détrempée par les pluies.
Lorsqu’ils sont enfin arrivés à la petite commune agricole d’Umkono, Somala a disposé sa section selon le plan que lui avait remis le conseiller vietnamien. Chaque homme doit explorer une ferme ou une organisation militaire pendant cinq jours, afin de recueillir des renseignements en vue des raids futurs. Somala s’est réservé la ferme des Fawkes.
Dès que l’ouvrier s’est éloigné pour commencer sa journée, Somala reprend ses jumelles et les promène sur le domaine des Fawkes. La plus grande partie en est plantée de canne à sucre et il faut la défendre sans cesse contre les agressions de l’océan de broussailles et d’herbes folles qui l’entoure. Le reste est surtout du pâturage pour de petits troupeaux de bœufs et de vaches laitières ; il y a aussi, par-ci, par-là, un arpent de thé ou de tabac. Et n’oublions pas le potager, derrière la maison principale, avec ses légumes réservés à la table familiale des Fawkes.
Une grange de pierre, pour la provende du bétail et les engrais, se dresse près d’un vaste hangar qui abrite les camions et les machines agricoles. A 400 mètres de là, auprès d’un ruisseau paresseux, se trouve le compound (Assemblage de bâtiments d’habitation), qui loge une communauté composée – estime Somala – d’une cinquantaine d’ouvriers noirs, leurs familles, leur bétail et leurs chèvres.
La maison des Fawkes – le mot « demeure » conviendrait davantage –, perchée au sommet d’une colline, est entourée d’une belle pelouse tondue ras, semée de glaïeuls et de lis tigrés. Mais le charme du tableau est un peu gâté par une barricade haute de trois mètres faite de fort grillage, surmontée de fil barbelé et qui garde la maison de tous cotés.
Somala examine soigneusement cette barricade. C’est un solide obstacle. Les poteaux de soutien sont épais et sans aucun doute plantés dans du ciment. Rien, sauf un tank, ne pourrait renverser pareil obstacle, estime Somala. Il promène ses jumelles et, bientôt, lui apparaît un homme solidement musclé, armé d’un fusil à répétition. Le garde s’adosse à un petit abri en bois dressé près de l’ouverture de la barrière.
Les gardes, on peut les surprendre et s’en débarrasser facilement, songe Somala, mais ce sont les fils qui vont de la barricade jusqu’au sous-sol de la maison qui l’inquiètent. Il n’a pas besoin de consulter un ingénieur électricien pour comprendre que la barricade est reliée à un générateur. Il ne peut qu’essayer d’évaluer la puissance du voltage qui court dans le grillage. Il remarque également qu’un fil va jusqu’à l’abri du gardien. Cela signifie que le garde doit débrancher un commutateur chaque fois qu’il faut ouvrir la barrière : c’est là le talon d’Achille de la ligne de défense des Fawkes.
Satisfait de sa découverte, Somala s’installe confortablement dans sa guérite de baobab : il guette et il attend.